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La figure du lanceur d’alerte s’est imposée dans la fonction publique : agents qui dénoncent des irrégularités, audits internes, alertes au Défenseur des droits ou au procureur… Beaucoup pensent qu’une fois l’alerte déclenchée, ils seraient définitivement “intouchables” disciplinairement.

L’arrêt du Conseil d’État du 6 mars 2025, n° 491833, rappelle au contraire que la protection du lanceur d’alerte n’est ni générale ni absolue. Le statut protège l’agent contre les mesures de représailles liées à son signalement, mais ne le met pas à l’abri de toute sanction fondée sur des faits distincts.

Dans cette affaire, un ingénieur de recherche, directeur de la recherche dans une université, avait signalé en 2017 des irrégularités graves. Deux ans plus tard, il est sanctionné par un déplacement d’office pour entrave au fonctionnement du service et manquements à son obligation de loyauté et d’obéissance hiérarchique. Il invoque alors sa qualité de lanceur d’alerte pour faire annuler la sanction. Le Conseil d’État rejette finalement son pourvoi et en profite pour préciser le cadre juridique applicable aux agents publics lanceurs d’alerte.

Qui est protégé en tant que lanceur d’alerte dans la fonction publique ?

Au moment des faits, la définition du lanceur d’alerte provenait de l’article 6 de la loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 dite “Sapin 2”. Est lanceur d’alerte la personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste de la loi ou du règlement, ou une menace grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance.

Pour les agents publics, cette définition était complétée par l’article 6 ter A de la loi n° 83‑634 du 13 juillet 1983 (désormais repris à l’article L. 135‑4 du code général de la fonction publique), qui interdit toute sanction ou mesure discriminatoire prise du fait de l’alerte, et prévoit un régime probatoire particulier : dès lors que l’agent présente des éléments laissant présumer qu’il a agi comme lanceur d’alerte, il appartient à l’administration de démontrer que sa décision repose sur des motifs objectifs et étrangers à ce signalement.

Depuis la loi n° 2022‑401 du 21 mars 2022 (dite loi “Waserman”), la définition du lanceur d’alerte a été légèrement modifiée (signalement ou divulgation, sans contrepartie financière directe, de bonne foi) et le dispositif des articles L. 135‑1 et suivants du code général de la fonction publique a été renforcé (libre choix entre signalement interne ou externe, dispositifs obligatoires de recueil, extension de la protection aux facilitateurs, etc.).

L’arrêt du 6 mars 2025 s’inscrit donc dans un cadre juridique déjà étoffé, mais encore récent pour les agents publics comme pour les employeurs.

Ce que dit précisément le Conseil d’État dans l’affaire du 6 mars 2025

Dans cette affaire, le Conseil d’État commence par admettre que l’agent avait bien, en 2017, effectué un signalement pouvant relever du régime des lanceurs d’alerte : il dénonçait de bonne foi et de manière désintéressée une violation grave de la loi, ce qui avait conduit l’université à diligenter un audit et, dans un premier temps, à le soutenir.

Toutefois, la sanction contestée ne portait pas sur ce signalement initial, mais sur des comportements ultérieurs : en 2018 et 2019, l’agent adresse plusieurs courriels très virulents, accusant certains responsables universitaires de complicité d’irrégularités, mettant en cause la probité de la présidente de l’université et de vice‑présidents, les présentant comme “au‑dessus des lois” dans des messages envoyés à de nombreux destinataires au sein de l’établissement.

La cour administrative d’appel de Paris avait jugé que :

  • la procédure disciplinaire avait été engagée plus de dix‑huit mois après le signalement de 2017, à un moment où le fonctionnement du service était fortement dégradé ;
  • les faits reprochés – entrave au bon fonctionnement du service, manquements à la loyauté et à l’obéissance hiérarchique – étaient établis et caractérisaient des fautes disciplinaires ;
  • les courriels de 2018 et 2019 relevaient davantage du dénigrement que d’une alerte au sens de la loi.

Le Conseil d’État valide cette analyse :

  • il juge, d’une part, que les juges du fond ont pu, sans dénaturer les faits, considérer que la sanction était justifiée par des motifs étrangers au signalement protégé de 2017 ;
  • il confirme, d’autre part, que les courriels incriminés ne constituaient pas une alerte protégée mais un comportement fautif, excluant donc le bénéfice de l’article L. 135‑4 du code général de la fonction publique.

La protection du lanceur d’alerte ne couvre donc pas toutes les prises de position ultérieures de l’agent : elle suppose un lien direct entre la mesure contestée et le signalement effectué dans les formes légales.

Qui fait quoi ? Le partage des rôles entre juges du fond et Conseil d’État

L’un des apports majeurs de la décision tient à la clarification de l’office du juge :

  • les juges du fond (tribunal administratif et cour administrative d’appel) apprécient souverainement si l’administration parvient à démontrer que la sanction est justifiée par des motifs étrangers à l’alerte ;
  • le Conseil d’État, juge de cassation, exerce un contrôle de qualification juridique sur un point précis : savoir si, au vu des faits retenus par les juges du fond, l’agent a effectivement fait l’objet d’une mesure de représailles prohibée par l’article L. 135‑4 du code général de la fonction publique.

Ce schéma est directement inspiré de la construction jurisprudentielle en matière de harcèlement moral : depuis l’arrêt de Section Mme Montaut (Conseil d’État, Section, 11/07/2011, 321225), l’agent doit fournir des éléments permettant de présumer le harcèlement ; l’administration doit alors démontrer que ses décisions sont justifiées par des considérations étrangères à tout harcèlement, et le juge forme sa conviction au vu de cet échange contradictoire.

Le Conseil d’État renvoie aussi, dans son analyse de renvois jurisprudentiels, à l’arrêt Commune de Saint‑Peray (Conseil d’État, 30/12/2011, 332366) et à la décision M. Thomas‑Picard (Conseil d’État, 01/10/2014, 366002), qui avaient déjà précisé la répartition des rôles entre juges du fond et juge de cassation en matière de harcèlement moral et de discrimination.

Concrètement, pour un agent public qui se dit victime de représailles en raison de son alerte, cela signifie qu’il devra d’abord convaincre les juridictions du fond : le pourvoi en cassation ne permettra de remettre en cause que la qualification juridique, non la lecture des faits sauf dénaturation manifeste.

Procédure disciplinaire : rappel de la jurisprudence Danthony

L’arrêt du 6 mars 2025 apporte également un éclairage intéressant sur la régularité de la procédure disciplinaire. L’agent soutenait notamment que l’autorité disciplinaire n’avait pas été correctement informée du fait qu’aucune majorité ne s’était dégagée au sein du conseil de discipline, comme l’exige l’article 8 du décret n° 84‑961 du 25 octobre 1984.

Le Conseil d’État commence par rappeler la règle issue de la jurisprudence Danthony : un vice de procédure n’entraîne l’illégalité de la décision que s’il a été susceptible d’exercer une influence sur son sens ou s’il a privé l’intéressé d’une garantie (Conseil d’État, Assemblée, 23/12/2011, 335033).

Ici, il relève que la cheffe de service adjointe, délégataire du pouvoir disciplinaire et signataire de la sanction, présidait elle‑même le conseil de discipline. Elle ne pouvait donc ignorer qu’aucune majorité ne s’était dégagée. Le Conseil d’État substitue ce motif à celui retenu par la cour, mais conclut également à l’absence d’irrégularité : l’agent n’a pas été privé d’une garantie procédurale effective.

À noter : le moyen tiré de la présence de l’autorité disciplinaire au sein du conseil de discipline, susceptible de soulever une question d’impartialité, est écarté comme moyen nouveau en cassation. Le Conseil d’État ne se prononce donc pas sur le fond de cette question dans cet arrêt.

Proportionnalité de la sanction : continuité avec l’arrêt Dahan

Enfin, le Conseil d’État valide l’appréciation de la cour sur le caractère proportionné de la sanction de déplacement d’office, eu égard à la gravité des manquements (entrave au service, attitude vindicative envers la direction, manquement à l’obéissance hiérarchique).

Depuis l’arrêt d’Assemblée Dahan (Conseil d’État, Assemblée, 13/11/2013, 347704), le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle normal sur la sanction disciplinaire : il doit vérifier que les faits reprochés constituent des fautes de nature à justifier une sanction et que la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes.

En l’espèce, la haute juridiction considère que la cour n’a ni dénaturé les faits ni retenu une sanction hors de proportion. Le message est clair : le juge ne “rejoue” pas le pouvoir disciplinaire, mais il ne se limite plus à censurer les seules erreurs manifestes.

Quels enseignements pratiques pour les agents publics… et pour les employeurs ?

Pour les agents publics : bien alerter pour être protégé

Pour bénéficier réellement de la protection attachée au statut de lanceur d’alerte, un agent public doit :

  • signaler des faits graves (crime, délit, violation grave de la loi, menace pour l’intérêt général) et non de simples désaccords hiérarchiques ;
  • agir de bonne foi, de manière désintéressée, en s’appuyant sur des éléments objectifs ;
  • utiliser les canaux prévus par les textes (hiérarchie, référent alerte, Défenseur des droits, autorités judiciaires ou administratives compétentes) ;
  • éviter les courriels massifs, injurieux ou de pur dénigrement, qui risquent d’être qualifiés de manquements disciplinaires plutôt que d’alertes.

L’arrêt du 6 mars 2025 montre qu’un agent peut être simultanément lanceur d’alerte pour certains faits et fautif pour d’autres comportements, sans que la protection liée au premier statut ne “couvre” le second.

Pour les employeurs publics : sécuriser la procédure disciplinaire

Du côté des administrations, la décision impose une grande vigilance :

  • en cas de sanction d’un agent qui s’est prévalu d’une alerte, il est indispensable de documenter précisément les faits reprochés et de les dater, pour démontrer qu’ils sont étrangers au signalement protégé ;
  • il convient de respecter scrupuleusement les garanties procédurales (communication du dossier, respect de la procédure devant le conseil de discipline, information complète de l’autorité disciplinaire), sous peine de tomber sous le coup de la jurisprudence Danthony ;
  • il est opportun de mettre à jour les dispositifs internes d’alerte au regard de la loi du 21 mars 2022 et de la circulaire du 26 juin 2024 sur les lanceurs d’alerte dans la fonction publique.

L’arrêt Conseil d’État, 6/03/2025, n° 491833 confirme une idée centrale :

être lanceur d’alerte ne signifie pas être insusceptible de toute sanction.

La protection s’applique aux représailles liées à l’alerte, mais ne neutralise ni les obligations de loyauté, d’obéissance hiérarchique et de réserve, ni le pouvoir disciplinaire dès lors qu’il repose sur des motifs objectifs et dûment établis.

Pour les agents comme pour les employeurs publics, l’enjeu est désormais de manier avec précaution cet équilibre entre liberté d’alerter dans l’intérêt général et bon fonctionnement du service public. En cas de doute, se faire accompagner par un avocat rompu au droit de la fonction publique et au contentieux disciplinaire demeure un réflexe utile, en amont comme en aval de l’alerte.

Nos avocats experts en droit de la fonction publique, se tiennent à votre disposition pour répondre à toutes vos questions, vous conseiller et vous accompagner. Vous pouvez prendre rendez-vous directement en ligne sur www.agn-avocats.fr.

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