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Praticiens hospitaliers lanceurs d’alerte : quelle protection contre les représailles disciplinaires ?

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À propos de la décision du Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, n° 500813

Un praticien hospitalier lanceur d’alerte face à trois mesures successives

L’affaire tranchée par le Conseil d’État le 14 novembre 2025 concerne un chirurgien, praticien hospitalier dans un centre hospitalier intercommunal, qui avait dénoncé en avril 2018 les pratiques opératoires d’un collègue, estimées contraires aux données acquises de la science et susceptibles d’avoir provoqué des événements indésirables graves. À la suite de ces signalements, le climat de travail se dégrade profondément au sein du service.

La directrice générale du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière (CNG) prend alors trois décisions successives :

  • le 4 août 2020, une suspension à titre conservatoire pour six mois ;
  • le 9 août 2021, un détachement d’office dans l’intérêt du service vers un autre établissement pour cinq ans ;
  • le 5 octobre 2022, un placement en disponibilité d’office pour un an.

Entre‑temps, la Défenseure des droits avait recommandé, le 10 mars 2021, de reconnaître à l’intéressé la qualité de lanceur d’alerte. Malgré cela, ses recours sont rejetés par le tribunal administratif puis par la cour administrative d’appel de Marseille (CAA Marseille, 22/11/2024, n° 23MA00757, 23MA00721 et 23MA00768). Saisi de trois pourvois, le Conseil d’État les joint : il confirme la légalité du détachement d’office, mais annule les arrêts relatifs à la suspension et à la disponibilité d’office, en posant une grille de lecture désormais centrale pour les praticiens hospitaliers lanceurs d’alerte (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813).

Le cadre juridique applicable aux lanceurs d’alerte praticiens hospitaliers

La protection générale issue des lois « Sapin II » et « Waserman »

La loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 (« Sapin II ») définit le lanceur d’alerte comme une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste de la loi ou du règlement, ou une menace grave pour l’intérêt général (art. 6).

La loi n° 2022‑401 du 21 mars 2022 (« Waserman ») renforce ce régime en créant l’article 10‑1 : sont notamment prohibées, à titre de représailles, la suspension, le licenciement, les mesures équivalentes, le transfert de fonctions, le changement de lieu de travail ou encore la modification défavorable des conditions de travail. Tout acte ou décision pris en méconnaissance de ces dispositions est nul de plein droit. Surtout, le texte aménage la charge de la preuve : dès lors que le lanceur d’alerte apporte des éléments permettant de supposer qu’il a signalé dans les conditions prévues par la loi, il appartient à l’employeur public de démontrer que sa décision est dûment justifiée.

Pour les fonctionnaires de droit commun, ces garanties sont relayées par l’article L. 135‑4 du code général de la fonction publique (ancien art. 6 ter A de la loi du 13 juillet 1983), qui interdit toute sanction ou mesure discriminatoire du fait d’une alerte régulière et prévoit la nullité de tout acte contraire.

Une protection construite « à part » pour les praticiens hospitaliers

Les praticiens hospitaliers ne sont pas des fonctionnaires au sens du statut général. En vertu de l’article L. 6152‑4 du code de la santé publique, seules certaines dispositions du code général de la fonction publique leur sont applicables, de manière limitative. L’article L. 135‑4 n’y figure pas.

Le Conseil d’État en tire une double conséquence :

  • un praticien hospitalier ne peut pas se prévaloir directement de l’article L. 135‑4 du code général de la fonction publique ;
  • en revanche, il peut invoquer les mesures de protection des lanceurs d’alerte prévues par l’article 10‑1 de la loi du 9 décembre 2016, depuis leur entrée en vigueur au 1er septembre 2022, en vertu du II de cet article (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813).

Surtout, la Haute juridiction affirme qu’un praticien hospitalier ne saurait faire l’objet d’une procédure disciplinaire « du seul fait » d’avoir signalé, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime, un délit ou une menace grave pour l’intérêt général au sens de l’article 6 de la loi de 2016, y compris lorsque le signalement est antérieur au 1er septembre 2022. Ce principe de fond encadre désormais l’usage de l’outil disciplinaire par le CNG à l’égard des praticiens lanceurs d’alerte.

Trois mesures, trois réponses : l’apport concret de la décision

Suspension conservatoire : l’exigence d’un lien distinct de l’alerte

La suspension conservatoire, prévue à l’article R. 6152‑77 du code de la santé publique, peut être prononcée dans l’intérêt du service lorsqu’un praticien fait l’objet d’une procédure disciplinaire. Mais cette procédure ne peut être engagée pour répondre, en réalité, à l’alerte elle‑même.

La cour administrative d’appel avait jugé que la procédure disciplinaire puis la suspension du 4 août 2020 n’étaient pas directement liées aux signalements du praticien. Or le dossier montrait que la dégradation des relations au sein du service trouvait précisément son origine dans la dénonciation des pratiques de son collègue. En excluant tout lien direct, la cour a dénaturé les faits. Le Conseil d’État annule l’arrêt sur ce point et renvoie l’affaire à la CAA Marseille (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813).

En pratique, lorsque la suspension d’un praticien intervient dans le prolongement d’un signalement, l’administration devra démontrer de manière particulièrement convaincante que la mesure repose sur des éléments étrangers à l’alerte.

Détachement d’office : la possibilité d’une mobilité imposée réellement fondée sur l’intérêt du service

La seconde décision portait sur le détachement d’office du praticien, pour cinq ans, vers un autre établissement, sur le fondement de l’article R. 6152‑54 du code de la santé publique, qui l’autorise lorsque l’intérêt du service l’exige, après avis des autorités médicales et administratives.

Sur ce point, le Conseil d’État confirme la légalité de la mesure. Il juge d’abord que la mission confiée à deux médecins extérieurs, chargés d’« analyser les causes de la crise et de trouver des solutions de sortie de crise », ne constituait pas une médiation au sens des articles L. 213‑1 et L. 213‑2 du code de justice administrative : le principe de confidentialité attaché à la médiation ne pouvait donc être invoqué pour écarter leur rapport. Il relève ensuite que les avis du chef de pôle, de la présidente de la commission médicale d’établissement et du directeur de l’hôpital, tous favorables au détachement, avaient été régulièrement recueillis et ne révélaient pas d’animosité particulière.

Enfin, la cour avait souverainement estimé que la mesure reposait sur des motifs objectifs liés à la grave dégradation des relations professionnelles, indépendants du signalement initial. Le pourvoi est donc rejeté en ce qu’il critique l’arrêt relatif au détachement d’office (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813). Le message est clair : une mobilité imposée peut rester légale à l’égard d’un lanceur d’alerte, si l’administration démontre un véritable intérêt du service, distinct de toute volonté de représailles.

Disponibilité d’office : prise en compte obligatoire du nouveau régime de protection

La troisième décision plaçait le praticien en disponibilité d’office à l’issue de son détachement, sur le fondement des articles R. 6152‑59 et R. 6152‑68 du code de la santé publique. La cour administrative d’appel avait jugé inopérant le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 10‑1 de la loi du 9 décembre 2016.

Le Conseil d’État censure cette analyse : il constate que le poste d’origine du praticien était resté vacant et qu’il pouvait, en principe, solliciter sa réintégration. Dans ces conditions, le juge devait vérifier si le refus de réintégration et la décision de disponibilité d’office, intervenue en octobre 2022, n’avaient pas été pris en méconnaissance de la protection des lanceurs d’alerte, applicable depuis le 1er septembre 2022. En écartant le moyen comme inopérant, la cour a commis une erreur de droit, justifiant l’annulation de son arrêt et le renvoi de l’affaire (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813).

Il en résulte que le nouveau régime protecteur s’applique à toutes les décisions individuelles postérieures à son entrée en vigueur, même si l’alerte est antérieure.

Enseignements pratiques pour les praticiens hospitaliers et les établissements

Pour les praticiens hospitaliers, la décision consacre plusieurs garanties majeures :

  • ils peuvent invoquer directement l’article 10‑1 de la loi du 9 décembre 2016 pour contester une suspension, un changement d’affectation, une disponibilité d’office ou plus largement toute mesure de représailles ;
  • la charge de la preuve est aménagée en leur faveur : dès lors qu’ils produisent des éléments attestant de l’alerte (courriels, rapports internes, saisine de la Défenseure des droits), il appartient au CNG ou à l’établissement de démontrer que la décision est justifiée par des motifs étrangers à cette alerte ;
  • même pour des signalements antérieurs au 1er septembre 2022, ils ne peuvent être disciplinés « du seul fait » de l’alerte, dès lors qu’elle a été faite de bonne foi et de manière désintéressée.

Pour les directions d’hôpitaux et pour le CNG, l’arrêt impose une vigilance accrue : toute mesure défavorable visant un praticien identifié comme lanceur d’alerte doit être précisément motivée, documentée et rattachée à des nécessités objectives de fonctionnement du service, distinctes de tout reproche lié au signalement. À défaut, la décision encourt un risque élevé d’annulation pour méconnaissance de la protection des lanceurs d’alerte.

En définitive, le Conseil d’État recherche un équilibre : il admet qu’une mobilité imposée puisse être légalement décidée pour sortir d’une crise relationnelle grave, mais encadre beaucoup plus strictement la suspension et la disponibilité d’office lorsqu’elles frappent un praticien hospitalier lanceur d’alerte. La décision du 14 novembre 2025 est ainsi appelée à devenir une référence pour l’ensemble des acteurs de la fonction publique hospitalière confrontés à des alertes internes sensibles (Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 14/11/2025, 500813).

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