
Le fondement juridique : la créance publique et le régime indemnitaire des fonctionnaires
L’ATI, prévue par la réglementation statutaire, est une indemnité inhérente à la relation d’emploi public. Elle est attribuée par l’administration, selon des règles de droit public, et non sur la base d’un contrat de droit privé. Ainsi, le contrôle de la légalité du titre de perception relève naturellement du juge administratif, qui est le juge de droit commun du contentieux de la fonction publique.
En rappelant que « la contestation, qui porte sur une créance publique, relève donc de la compétence de la juridiction administrative », le Tribunal des conflits rejette l’idée que la seule invocation de la subrogation (prévue par le Code des assurances en matière d’accidents de la circulation) puisse transférer la connaissance du litige au juge judiciaire. La subrogation, dans un contexte statutaire, reste un accessoire du régime public auquel est soumis le fonctionnaire. Le juge administratif est ainsi seul compétent pour apprécier, au fond, le bien-fondé de la créance.
Le Tribunal des conflits, par sa décision du 2 décembre 2024 (n° C4325), a une nouvelle fois clarifié les frontières entre les ordres de juridiction administrative et judiciaire. Cet arrêt, qui sera publié au recueil Lebon, apporte un éclairage particulier sur la nature de la créance invoquée par l’État à l’encontre d’un fonctionnaire ayant perçu une allocation temporaire d’invalidité (ATI), puis une indemnité versée par l’assureur du tiers responsable d’un accident de la circulation. Le contentieux soulevé portait sur un prétendu « trop-perçu », dont l’administration entendait exiger la restitution, suscitant ainsi une question de compétence juridictionnelle fondamentale.
L’affaire met en exergue plusieurs notions juridiques centrales : la subrogation, la frontière entre la compétence judiciaire et administrative, ainsi que le régime administratif d’indemnisation des fonctionnaires. Le Tribunal des conflits, dans le prolongement d’une jurisprudence ancienne mais constamment réaffirmée (notamment TC, 8 février 1873, Blanco, Rec. p. 129), rappelle que les litiges portant sur les droits et obligations statutaires des agents publics, y compris les prestations liées à l’exercice de leurs fonctions, relèvent de la juridiction administrative.
Le contexte factuel de l’affaire
L’affaire concerne M. A…, fonctionnaire de la société Orange (anciennement France Télécom, devenue un établissement à statut particulier puis une société anonyme de droit commun, mais dont certains agents sont demeurés fonctionnaires régis par des dispositions spécifiques). Victime, le 5 avril 2016, d’un accident de la circulation imputable au service (accident de trajet), M. A… s’est vu attribuer une allocation temporaire d’invalidité (ATI). Cette prestation, prévue par l’article 65 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, désormais codifié à l’article L. 824-1 du Code général de la fonction publique, vise à indemniser les séquelles résultant d’un accident de service ou d’une maladie professionnelle affectant un fonctionnaire.
Après avoir perçu cette ATI, M. A… conclut une transaction avec l’assureur du tiers responsable de l’accident. L’indemnité perçue à ce titre comprend notamment une somme correspondant à un déficit fonctionnel permanent évalué à 3%. Cette indemnité n’évoque pas la question de l’ATI ni une quelconque subrogation de l’État. L’administration, considérant qu’il y a double indemnisation du poste de déficit fonctionnel permanent, émet un titre de perception en décembre 2019, puis un second en septembre 2020, réclamant un montant ramené à 1 343,02 euros. M. A… conteste cette réclamation, engageant un contentieux dont la principale question est celle de la compétence juridictionnelle.
L’enjeu juridique : compétence de l’ordre administratif ou judiciaire ?
Le litige présente une singularité : l’État fonde son action sur une prétendue subrogation résultant des dispositions de l’article 15 de la loi du 5 juillet 1985 qui facilite l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation. L’administration soutient que la somme perçue par le fonctionnaire auprès de l’assureur du tiers responsable inclut déjà la réparation du déficit fonctionnel permanent, également couvert par l’ATI, engendrant ainsi un enrichissement indu. L’administration cherche donc, en quelque sorte, à « récupérer » cette somme, considérant qu’elle a été doublement versée (d’une part sous forme d’ATI, d’autre part par l’assureur).
Or, la nature du litige – s’agit-il d’une simple créance de droit privé découlant d’une subrogation, ou d’une créance publique inhérente au statut de fonctionnaire ? – détermine l’ordre de juridiction compétent. Le Tribunal des conflits est saisi suite au renvoi du Conseil d’État. L’enjeu est de savoir si le juge administratif est seul compétent, en tant que garant du contentieux statutaire des fonctionnaires et des créances publiques, ou si le juge judiciaire, traditionnellement compétent pour les litiges entre particuliers et en matière de responsabilité civile, doit être saisi.
Les principes applicables en matière de compétence
La compétence entre ordres de juridiction est régi par des principes anciens et stables. La loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III consacrent la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire. Les relations entre un fonctionnaire et l’administration qui l’emploie relèvent du droit public. Cette distinction a été fermement établie dans l’arrêt Blanco (TC, 8 février 1873), qui a posé les bases de la responsabilité administrative et la compétence du juge administratif pour en connaître.
Dans le prolongement de cette jurisprudence, de nombreux arrêts ont confirmé le principe selon lequel les prestations résultant du statut des agents publics (traitements, indemnités, allocations) ressortissent au juge administratif.
S’agissant plus particulièrement des allocations temporaires d’invalidité, il s’agit de prestations administratives, directement attachées au statut du fonctionnaire. Ainsi, tout litige portant sur l’existence, le montant, le calcul ou la récupération d’un trop-perçu de ces allocations ressortit à l’ordre administratif. Il ne s’agit pas d’une relation de droit privé, mais de l’application d’un régime statutaire découlant du Code général de la fonction publique.
La décision du Tribunal des conflits du 2 décembre 2024
Le Tribunal des conflits, dans sa décision, s’appuie sur le fait que l’ATI est un élément intrinsèque du statut du fonctionnaire. L’article L. 824-1 du Code général de la fonction publique (ancien article 65 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984) consacre l’ATI comme prestation liée à la fonction publique. Il ne s’agit pas d’une indemnité de droit commun, mais d’une prestation attachée à la qualité d’agent public.
Le Tribunal constate ensuite que le litige porte sur une créance publique, née d’un titre de perception émis par l’administration afin de récupérer un trop-perçu. Peu importe que l’administration se soit fondée, dans sa motivation, sur les règles de subrogation prévues par la loi du 5 juillet 1985. Au final, c’est la nature même de la créance – une somme versée au titre d’une obligation statutaire publique – qui domine. Ainsi, le litige relève du juge administratif, seul apte à connaître des contestations concernant l’application du statut et la gestion financière de ces prestations.
Cette conclusion est cohérente avec une ligne jurisprudentielle constante. Le contentieux relatif aux fonctionnaires, à leur rémunération, à leurs indemnités et aux prestations liées à leur statut relève globalement du juge administratif. En outre, la logique de l’arrêt du Tribunal des conflits s’accorde avec la tendance générale consistant à considérer toute action visant la restitution d’une somme indûment versée par une administration à l’un de ses agents comme relevant du droit public
Conséquences pratiques et juridiques de l’arrêt
L’arrêt du 2 décembre 2024 est riche d’enseignements :
- Sécurité juridique pour les agents publics : Les fonctionnaires disposent d’une source claire concernant la juridiction compétente en cas de contestation de titres de perception visant à récupérer des sommes versées au titre de leur statut. La cohérence de la jurisprudence devrait limiter les déplacements juridictionnels et les incertitudes procédurales.
- Clarification pour l’administration : L’État et les administrations publiques savent désormais qu’en cas de litige sur une allocation temporaire d’invalidité, la juridiction compétente est toujours l’ordre administratif. Cela évite des pourvois inutiles et accélère le règlement des contentieux.
- Alignement avec la jurisprudence antérieure : Cette décision s’inscrit dans la continuité des principes posés par des arrêts fondateurs (TC, Blanco) et consolide la cohérence globale de la répartition des compétences entre les ordres de juridiction. De plus, elle s’harmonise avec les principes dégagés par le Conseil d’État en matière de relations entre la fonction publique et l’administration, confirmant que tout ce qui touche au statut, y compris les réparations financières, relève du juge administratif.
Ces références, complétées par les codifications récentes dans le Code général de la fonction publique, permettent d’appréhender le caractère profondément public de l’ATI et de comprendre la solution retenue par le Tribunal des conflits.
La décision du Tribunal des conflits du 2 décembre 2024 (C4325) renforce la cohérence du système juridictionnel français en matière de fonction publique. En tranchant clairement la question de la compétence au profit de la juridiction administrative, cette décision s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence stable et ancienne, confirmant la nature publique des prestations accordées aux fonctionnaires victimes d’accidents de service. Elle illustre à nouveau la nécessité, pour le contentieux impliquant l’État et ses agents, de passer par le juge administratif, seule habilité à connaître des modalités d’octroi, de récupération et de contestation des prestations statutaires. Ainsi, loin de constituer une simple clarification technique, cet arrêt du Tribunal des conflits contribue à la sécurité juridique et à la cohérence du contentieux de la fonction publique.
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